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Claude Fischler et les TCA : quand l'anthropologie alimentaire éclaire la pratique diététique
L'anthropologie alimentaire de Claude Fischler révolutionne notre compréhension des troubles des conduites alimentaires en révélant que nos difficultés avec la nourriture s'enracinent dans le paradoxe fondamental de l'être humain omnivore. Cette approche transforme radicalement la prise en charge thérapeutique en plaçant l'individu dans son contexte culturel et social, loin des approches culpabilisantes traditionnelles. Pour nous, praticiens spécialisés dans l'accompagnement des TCA, intégrer cette perspective anthropologique signifie comprendre que la guérison passe par la réconciliation avec notre humanité de mangeur, dans toute sa complexité sociale et culturelle.
Les travaux de Fischler nous rappellent une vérité essentielle : nous ne sommes pas des calculatrices nutritionnelles dysfonctionnelles, mais des êtres sociaux dont l'alimentation porte en elle l'histoire de nos relations, nos peurs, nos désirs et notre quête d'identité. Cette compréhension ouvre des perspectives thérapeutiques révolutionnaires, particulièrement précieuses dans notre société française où les codes alimentaires traditionnels se confrontent aux pressions modernes de la diet culture.
L'omnivore face à son paradoxe : comprendre l'essence des troubles alimentaires
Claude Fischler nous enseigne que l'être humain vit un paradoxe permanent : nous devons explorer de nouveaux aliments pour survivre (néophilie), tout en nous méfiant d'eux par instinct de survie (néophobie). Cette tension fondamentale, qu'il nomme le "paradoxe omnivore", éclaire d'un jour nouveau les mécanismes à l'œuvre dans les troubles des conduites alimentaires.
Dans ma pratique quotidienne auprès de personnes souffrant d'anorexie, de boulimie ou d'hyperphagie, j'observe constamment cette lutte entre désir et peur. La personne anorexique pousse la néophobie à son paroxysme, transformant la méfiance naturelle en terreur absolue de l'aliment. À l'inverse, dans la boulimie, nous assistons parfois à une néophilie désordonnée, une fuite en avant vers des aliments qui deviennent ensuite source de culpabilité.
Les travaux récents en neurosciences confirment l'intuition de Fischler : les circuits cérébraux impliqués dans la peur de l'aliment nouveau sont les mêmes que ceux hyperactivés dans les TCA. Cette découverte majeure nous permet d'aborder ces troubles non comme des caprices ou des manques de volonté, mais comme l'expression extrême d'un mécanisme adaptatif devenu dysfonctionnel.
Pour les jeunes souffrant de ARFID (trouble évitant/restrictif de l'alimentation), cette compréhension est particulièrement libératrice. Leurs familles comprennent enfin que la sélectivité alimentaire extrême s'ancre dans des mécanismes biologiques profonds, et non dans un simple "caractère difficile". Cette dé-pathologisation permet d'engager un travail thérapeutique bienveillant, où l'exposition progressive aux nouveaux aliments respecte le rythme naturel de l'apprivoisement alimentaire.
La gastro-anomie moderne : quand la société perd ses repères alimentaires
Le concept de "gastro-anomie", forgé par Fischler dès 1979, décrit avec une prescience remarquable notre époque de confusion alimentaire généralisée. Dans nos sociétés modernes, l'effondrement des codes alimentaires traditionnels laisse l'individu seul face à des choix alimentaires infinis et contradictoires. Cette analyse anthropologique révèle pourquoi les troubles alimentaires explosent particulièrement dans les sociétés développées.
Nos grands-parents mangeaient selon des règles sociales claires : heures de repas fixes, composition des menus dictée par la saison et la tradition, rituel du repas familial structurant. Aujourd'hui, nous naviguons dans un océan d'informations nutritionnelles contradictoires, de messages marketing manipulatifs, d'injonctions à la performance corporelle, le tout dans une société où le lien social autour de l'alimentation s'effiloche.
Cette gastro-anomie frappe particulièrement les adolescents et jeunes adultes que j'accompagne. Ils grandissent dans un environnement où "bien manger" devient un casse-tête intellectuel permanent plutôt qu'une évidence culturelle transmise. L'absence de repères stables génère une anxiété alimentaire qui peut basculer vers des troubles plus sévères.
La prise en charge thérapeutique gagne donc à reconstruire des repères alimentaires cohérents, non pas en imposant de nouvelles règles rigides, mais en aidant la personne à développer sa propre boussole alimentaire. Cette démarche respecte son histoire personnelle tout en l'ancrant dans une compréhension plus large des enjeux sociétaux qui ont contribué à sa souffrance.
Les examens cérébraux montrent des modifications similaires à celles observées dans d'autres formes d'addiction : altérations des circuits de récompense impliquant la dopamine, perturbations des mécanismes de satiété régulés par la sérotonine, hyperactivation de l'amygdale face aux stimulus alimentaires. Cette base neurobiologique valide l'approche compassionnelle : nous accompagnons des cerveaux qui ont développé des stratégies de survie face au chaos alimentaire moderne.
L'incorporation : "on devient ce que l'on mange" appliquée à la clinique TCA
La théorie de l'incorporation de Fischler - "on devient ce que l'on mange" - révèle une dimension fondamentale des troubles alimentaires souvent négligée dans les approches purement comportementales. L'aliment n'est jamais neutre : il porte en lui des représentations symboliques qui influencent profondément notre rapport à l'identité et au corps.
Dans l'anorexie, cette peur de l'incorporation prend des proportions dramatiques. La personne développe une terreur viscérale que l'aliment la transforme, qu'il altère son essence même. Cette angoisse dépasse largement la peur de prendre du poids : elle touche à l'intégrité psychique profonde. Comprendre cette dimension permet d'aborder la réalimentation avec une délicatesse particulière, en respectant les terreurs archaïques mobilisées.
Dans la boulimie, l'incorporation devient chaotique. La personne ingère massivement puis rejette violemment, dans une lutte désespérée pour contrôler ce qui entre en elle et ce qui en ressort. Le vomissement n'est pas qu'une stratégie de contrôle pondéral : c'est un rituel d'expulsion de l'identité non désirée que l'aliment semblait imposer.
Cette compréhension transforme notre approche thérapeutique. Plutôt que de nous focaliser uniquement sur les comportements alimentaires, nous explorons les représentations associées aux aliments, les croyances sur leur pouvoir transformateur, les peurs identitaires qu'ils mobilisent. Cette approche plus profonde permet souvent des déblocages spectaculaires, quand la personne comprend enfin pourquoi certains aliments la terrorisent au-delà du rationnel.
La thérapie familiale bénéficie particulièrement de cette grille de lecture. Les conflits familiaux autour de l'alimentation révèlent souvent des enjeux identitaires transgénérationnels. L'adolescent qui refuse la nourriture familiale rejette parfois symboliquement un héritage culturel qu'il perçoit comme étouffant. Décoder ces enjeux permet de désamorcer des conflits qui semblaient purement alimentaires.
La commensalité thérapeutique : renouer avec la dimension sociale de l'alimentation
Fischler insiste sur la dimension fondamentalement sociale de l'alimentation humaine. Manger ensemble (commensalité) crée du lien, établit des appartenances, transmet des valeurs. Les troubles alimentaires perturbent toujours cette socialisation alimentaire, isolant la personne dans un rapport solitaire et pathologique à la nourriture.
L'anorexie transforme souvent les repas familiaux en champs de bataille, générant une souffrance collective qui renforce l'isolement. La boulimie pousse vers la clandestinité, détruisant les plaisirs partagés de la table. L'hyperphagie génère honte et retrait social, perpétuant les cycles de compulsions solitaires.
Restaurer la commensalité devient donc un objectif thérapeutique majeur. Dans ma pratique, j'intègre systématiquement cette dimension : comment cette personne peut-elle retrouver le plaisir de manger avec d'autres, sans anxiété ni culpabilité ? Cette question guide une partie importante du travail de rétablissement.
Les groupes thérapeutiques utilisant la commensalité montrent des résultats remarquables. Partager des repas dans un cadre bienveillant permet de réapprendre les codes sociaux de l'alimentation, de découvrir d'autres rapports possibles à la nourriture, de briser l'isolement pathologique. Ces expériences collectives offrent souvent des révélations : "Je peux manger normalement en public", "Je ne suis pas jugée sur mes choix alimentaires", "Le plaisir de manger peut être partagé sans danger".
La thérapie familiale intègre cette dimension en reconstituant des rituels alimentaires apaisés. Nous travaillons à rendre les repas familiaux à nouveau possibles, sans contrôle ni surveillance, mais dans le simple plaisir d'être ensemble. Cette reconstruction passe parfois par des étapes intermédiaires : prendre le thé ensemble, préparer un plat à plusieurs, partager une sortie au restaurant.
Pour les personnes issues d'autres cultures alimentaires, cette dimension revêt une importance particulière. Retrouver les saveurs et rituels de l'enfance, renouer avec les traditions familiales bousculées par la migration ou l'assimilation, peut constituer un levier thérapeutique puissant.
Une approche multidisciplinaire éclairée par l'anthropologie
L'intégration des concepts de Fischler transforme profondément ma pratique de diététicien spécialisé en TCA. Cette approche anthropologique ne remplace pas les outils cliniques classiques, mais les enrichit d'une dimension culturelle et sociale indispensable.
Mon parcours pluridisciplinaire - de l'économie et la sociologie vers les langues et cultures anglo-saxonnes, puis vers la diététique - trouve dans les travaux de Fischler une synthèse naturelle. Cette formation atypique me permet de saisir les enjeux systémiques qui traversent l'alimentation : pressions économiques de l'industrie agroalimentaire, influences culturelles des modèles corporels, impact des inégalités sociales sur l'accès à une alimentation sereine.
Dans ma pratique parisienne, où 90% de ma patientèle souffre de TCA, j'observe quotidiennement comment les concepts de Fischler éclairent des situations cliniques complexes. Une jeune femme anorexique dont la famille a émigré développe parfois un rapport conflictuel aux aliments de sa culture d'origine, y projetant ses difficultés d'intégration. Un adolescent souffrant de boulimie exprime par ses crises la révolte contre un environnement familial qu'il perçoit comme contraignant.
Cette grille de lecture anthropologique guide mes collaborations avec les autres professionnels de l'équipe pluridisciplinaire. Avec les psychiatres, nous explorons comment les représentations culturelles de l'aliment interfèrent avec les symptômes psychiatriques. Avec les psychologues, nous décryptons les enjeux identitaires mobilisés par l'alimentation. Avec les médecins, nous contextualisons les complications somatiques dans leur dimension psychosociale.
L'approche devient réellement systémique : nous ne traitons plus un trouble alimentaire isolé, mais accompagnons une personne dans sa reconquête d'une relation apaisée à l'alimentation, en tenant compte de tous les facteurs personnels, familiaux, culturels et sociétaux qui ont contribué à sa souffrance.
Cette vision systémique s'oppose radicalement aux approches culpabilisantes qui dominent encore trop souvent le paysage de la diététique. Fini les interdits alimentaires arbitraires, les calculs caloriques obsessionnels, les promesses de transformation corporelle rapide. Place à une démarche respectueuse de la complexité humaine, qui reconnaît que notre rapport à l'alimentation se construit dans l'interaction permanente entre biologie, psychologie et culture.
Vers une réconciliation avec notre humanité de mangeur
L'œuvre de Claude Fischler nous offre bien plus qu'une grille de lecture académique : elle nous propose une philosophie thérapeutique profondément humaniste. Reconnaître que nos difficultés alimentaires s'inscrivent dans l'aventure universelle de l'omnivore humain, c'est sortir de la honte et de l'isolement pour retrouver une appartenance commune.
Cette perspective transforme le regard que les personnes portent sur leurs troubles. Plutôt que de se percevoir comme défaillantes ou anormales, elles découvrent qu'elles expriment, certes de façon amplifiée, des questionnements que tout être humain porte en lui face à l'alimentation. Cette dé-stigmatisation constitue souvent le premier pas vers la guérison.
Dans notre société française, où les traditions culinaires restent vivaces malgré les bouleversements modernes, cette réconciliation prend des formes particulièrement riches. Retrouver le plaisir du marché dominical, renouer avec les saveurs de l'enfance, réapprendre à cuisiner sans calculer, redécouvrir la convivialité des repas partagés : autant de jalons sur le chemin de la guérison.
Ma mission d'accompagnant trouve dans cette approche sa pleine justification : guider chaque personne dans sa conquête du monde alimentaire, non pas en lui imposant mes propres repères, mais en l'aidant à construire les siens, dans le respect de son histoire, de sa culture, de ses aspirations profondes.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : reconquérir sa souveraineté alimentaire face aux manipulations de toutes sortes qui nous entourent. Les concepts de Fischler nous équipent pour cette conquête en nous rappelant que nous sommes des êtres sociaux et culturels, pas des machines biologiques programmables à volonté.
Cette révolution conceptuelle transforme aussi ma pratique quotidienne. Mes consultations deviennent des espaces d'exploration où nous déconstruisons ensemble les influences subies, où nous identifions les manipulations marketing qui ont parasité la relation naturelle à l'alimentation, où nous reconstructions progressivement une autonomie alimentaire authentique.
L'anthropologie alimentaire de Fischler nous enseigne finalement ceci : la guérison des troubles alimentaires passe par la réconciliation avec notre condition d'omnivore social, dans toute sa richesse et sa complexité. C'est un chemin exigeant, parfois sinueux, mais infiniment plus respectueux de notre humanité que les raccourcis simplistes de la diet culture.
Pour vivre libre dans nos choix alimentaires, choisissons ce qui va nous influencer en âme et conscience : non pas les sirènes du marketing ou les injonctions sociales, mais notre propre sagesse de mangeur, éclairée par la compréhension bienveillante de nos mécanismes les plus profonds.
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DOI : 10.3390/nu16172952 (Accès libre)
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Accès libre via PMC
Pertinence : Étude sur 2,382 adolescents montrant que la fréquence des repas familiaux est associée à une diminution des comportements alimentaires dysfonctionnels. ox +2 Appuie directement les sections sur la commensalité et son rôle protecteur contre les TCA. Sage Journals +3
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DOI : 10.1186/s40337-024-01021-z (Accès libre)
Pertinence : Revue comprehensive de 2024 établissant un modèle neurobiologique tridimensionnel pour l'ARFID incluant perception sensorielle, homéostasie de l'appétit, et systèmes de valence négative. BioMed CentralMDPI Article en accès libre qui synthétise les connaissances actuelles sur les liens neurobiologiques entre néophobie et TCA. MDPI


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